Ernst Jünger anticipe le smartphone en 1949

60 ans avant Steve Jobs, Ernst Jünger avait anticipé le smartphone ; tant ses avantages que ses inconvénients (fin de la solitude et surveillance). À noter que ces deux avaient auparavant pris du LSD.

Le smartphone phonophore chez Ernst Jünger (Héliopolis, 1949)

(…) on ne voyait guère d’adulte, à Héliopolis, qui sortît sans son microphone. Les capsules plates se portaient dans la poche gauche du veston, dont elles dépassaient d’un travers de doigt. On reconnaissait leur rayon d’action à la différence de métal, et cela aboutissait, comme jadis, par exemple, les décorations, à une certaine hiérarchie, qui se manifestait dans les questions de préséance, de priorité, ou dans les rapports avec les pouvoirs publics. 

Serner s’était aussi, en ses études, occupé du phonophore ; il en parlait dans l’un de ses petits écrits, paru sous le titre des « Trois degrés de l’égalité ». L’étagement des trois grandes révolutions de l’âge moderne menait, selon lui, de la religion à la technique en passant par la politique. Le premier de ces bouleversements s’en était pris au clergé ; l’individu y avait conquis le droit de ne dépendre que de Dieu seul. Le second avait visé l’ancienne aristocratie et aboli les privilèges de l’ordre féodal, au bénéfice de la liberté civile et de la classe commerçante. Et pour finir, le travailleur était apparu et avait fait des droits civils une fonction du surhomme. Au cours de cette évolution, la liberté s’était perdue ; elle s’était dissociée en égalité. Les hommes se ressemblaient, comme des molécules, qui ne diffèrent que par l’intensité de leur mouvement. Et Serner appelait cet état de choses le monde cinétique ou monde du travail. 

Dans ce contexte, le phonophore était apparu comme de l’agent idéal de la démocratie planétaire, le moyen de relier invisiblement tout le monde à tout le monde. La présence de l’antique assemblée du peuple, du marché, du forum, s’étendait ici à toute la planète, et même au-delà. Surtout, le phonophore était un simplificateur sans pareil. Depuis qu’il avait trouvé sa forme parfaite, le vote et la consultation du peuple n’offraient plus de difficultés techniques ; la volonté, l’opinion des grandes masses se connaissaient et se mesuraient sans retard, et presque par un simple effort de pensée. L’Office du Point contenait l’une de ces machines, qui venaient à bout d’étranges calculs. Le oui, le non, l’indécision des foules s’y totalisaient en ondes magnétiques, et pouvaient s’y lire à l’instant même. 

À vrai dire, poursuivait Sterner, le droit de consulter se restreignait toujours à quelques hommes. Certes, tous pouvaient entendre et donner une réponse ; mais l’énoncé des questions restait le privilège de quelques hommes. Il régnait une égalité passive, jointe à de grandes différences de fonction. Les anciennes fictions du droit de vote se répétaient dans le style des automates. 

Le phonophore avait aussi un caractère emblématique, en ce qu’il désignait de prime abord son porteur comme pourvu de droits commerciaux et politiques. L’ancien retrait des droits du citoyen avait pour pendant, à ce stade, la confiscation du phonophore, la radiation des croisements de coordonnées. Avec son numéro, on perdait un visage.  

Lucius se saisit de la petite machine d’or et la tint à la lumière. Comme s’il récitait un texte publicitaire, il fit voir à Boudour Péri le cadran lumineux et les contacts :

— Le microphone universel. Modèle pour ouïe normale. Ne peut être ni acheté, ni vendu, ni cédé ; lié uniquement à la fonction du porteur, et non à sa personne, à de rares distinctions près.

« Communique à chaque instant l’heure locale et astronomique, la longitude et la latitude, la situation et les prévisions du temps. Remplace carte d’identité, passeports, montre, cadran solaire et boussole, instruments nautiques et de météorologie. Transmet automatiquement la position exacte de son porteur à toutes les stations de sauvetage, en cas de danger terrestre, maritime ou aérien. Donne par repérage la position de n’importe quel lieu. Indique aussi le montant du compte du porteur à l’Energéion, et remplace ainsi le carnet de chèques dans toutes les banques et tous les bureaux de poste, et, par un décompte immédiat, les billets pour tous les moyens de transport. Sert également de légitimation, lorsqu’on requiert l’assistance des autorités locales. Confère dans les troubles le pouvoir de commandement.

Transmet les programmes de tous les émetteurs et des agences d’informations, académies, universités, ainsi que les émissions permanentes de l’Office du Point et des Archives centrales. Permet de consulter tous les livres et tous les manuscrits, si du moins les Archives centrales en ont pris un enregistrement sonore et que l’Office du Point les a mis dans son catalogue ; peut se brancher sur les théâtres, concerts, bourses, tirages de loterie, assemblées, bureaux de vote et conférences, et peut faire l’office de journal, d’agence de renseignements idéale, de bibliothèque et d’encyclopédie.

Met en communication avec tout autre phonophore au monde, à l’exclusion des numéros secrets. Peut être garanti contre les appels. On peut aussi le brancher à la fois sur autant de numéros qu’on le désire – autrement dit, rend possibles les réunions, les rapports, les délibérations. De cette façon, les avantages du téléphone sont unis à ceux de la radio. »

— En tout ceci, poursuivit Lucius, il n’y a rien d’extraordinaire. Sa singularité repose sur la simplification, sur la concentration en un petit appareil. On croirait que la matière, avec ses grilles de cristal et ses métaux radioactifs, a pris une intelligence spontanée, et que l’on touche ici à l’un des passages de la technique à la magie pure, comme ceux auxquels s’emploie le Surintendant des Mines. Le Surintendant ne voit en ces choses qu’une béquille qui permet d’apprendre à marcher. Il tient la technique pour une sorte d’accélération spirituelle, qui finit par mener au vol libre, puis à l’immobilité. Elle est pour lui une expérience de l’esprit ; l’équipement devient superflu, lorsqu’elle a réussi, grâce à la découverte des ultimes formules. Alors, le verbe, le poème, et peut-être la musique relaieront la technique. 

Boudour Péri s’était à nouveau emparée du phonophore et le tournait avec précaution dans sa main. 

— À quoi bon ces détours ? On a l’impression que l’esprit recommence à faire la division du monde, et se réjouit lorsqu’il aboutit aux résultats d’autrefois. Et que cette petite machine est légère — mais, pour s’en servir, il doit falloir d’énormes listes d’abonnés ? 

(…) 

Il lui tendit l’appareil. 

— Trois lettres, neuf chiffres — à votre choix. 

Boudour Péri fit tourner le disque inférieur, et une voix douce lui répondit dans un langage inconnu. 

— On dirait que ces sons viennent des montagnes qui bordent les Inde — vous avez peut-être troublé un lama dans sa méditation. Elle repoussa l’écrin avec un geste de dégoût : 

— Il a fallu un esprit bien bas pour inventer cette machine à détruire la solitude. 

Lucius ne put que l’approuver : 

— Vous avez tout de suite saisi l’objection la plus forte. Du reste, la chose a encore un autre inconvénient, et le voici : tant que vous captez des messages ou que vous en émettez, vous êtes repérable. Votre position peut toujours être relevée. Avantage inappréciable pour la police. 

Il fit sauter au cran d’arrêt la fiche qui déclenchait l’appareil émetteur et poursuivit : 

— Voici ce que l’on devrait faire, strictement parlant, après chaque conversation. C’est la raison pour laquelle nous nous servons aussi des vieux téléphones, plus faciles à protéger. À chaque extension de puissance, le nombre de points vulnérables augmente — c’est une loi mathématique. 

Source : Ernst Jünger, Héliopolis, 1949 – traduction française Henri Plard, éd. Christian Bourgois, 1975, p. 405-411